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Courir pieds nus ...

Vous aurez beau fouiller  dans vos mémoires, repasser en boucle les images des derniers J.O., votre recherche sera vaine : On n’a pas vu d’athlète participer pieds nus aux épreuves d’athlétisme de la grande messe quadriennale du sport. Pourtant, certains travaux suggèrent que délaisser ses runnings n’est pas forcément un handicap…


DES PRÉCÉDENTS CÉLÈBRES :

 

Des athlètes à la renommée internationale ont, à leur époque, concouru pieds nus. Les plus célèbres d’entre eux restent l’Ethiopien Abebe Bikila ou, plus près de nous, l’ex Sud-Africaine Zola Budd. Ce choix iconoclaste a suscité un profond intérêt de la part d’un spécialiste australien, Michael Warburton, qui a récemment passé en revue les avantages hypothétiques de cette manière originale de fouler le tartan ou le bitume. Sa curiosité s’est manifestée lorsqu’il constata que lors des championnats de cross se disputant dans sa province du Queensland, une forte proportion de participants couraient pieds nus. Il entreprit alors de rechercher la littérature scientifique consacrée à ce sujet, et fit d’emblée un constat : aucun travail n’a abordé la question de l’efficacité comparée de la course pieds nus à celle effectuée en chaussures. Pas plus qu’il existe d’écrits mentionnant les raisons pour lesquelles certains sportifs choisissent de courir de cette manière. Par contre, une foule d’informations sont aujourd’hui à notre disposition, et certaines sont très surprenantes.


LES RISQUES DE BLESSURES :

 

Dans certains pays, les conditions économiques font que les coureurs sans chaussures et avec chaussures cohabitent. Il est alors possible de procéder à des comparaisons, notamment en ce qui concerne la fréquence de blessures (1). En outre, les traumatismes osseux et articulaires en rapport avec la pratique de la course à pied sont relativement rares dans les pays en voie de développement, où pourtant la majorité des coureurs évoluent pieds nus (1). Tim Noakes, dans « Lore of running » fait référence à des travaux qui corrèlent la fréquence et la gravité des blessures apparues au coût des chaussures. Ces données ont conduit certains auteurs à suggérer que le port de chaussures de course puisse favoriser les blessures, idée évidemment battue en brèche par les services de recherche des équipementiers. Ils arguent notamment du fait que cette relation entre le coût des modèles et le risque de blessure peut induire en erreur et être entachée d’une source de confusion ; on peut penser que les coureurs qui s’entraînent le plus sont ceux qui achètent, par précaution, les modèles les plus coûteux, et que ce qui est en cause dans le risque accru de blessure n’est plus la nature du modèle de chaussure, mais tout simplement le kilométrage plus élevé accompli à l’entraînement. D’autres soulignent encore que dans les pays où les gens se déplacent pieds nus, le niveau de vie moins élevé et les problèmes d’infrastructure limitent l’accès aux soins, ce qui aurait comme conséquence une sous-estimation des cas de blessures liées à l’évolution pieds nus sur des sols de toutes natures. Il est donc un peu hâtif de condamner nos chaussures sur la base de ces éléments-là. Mais d’autres éléments méritent, dans ce débat, d’être considérés. Il s’agit, pour l’essentiel, des travaux menés dans les pays occidentaux sur les relations entre blessures et chaussures de sport. Voyons-les plus en détail…

 

Les blessures aigües les plus fréquentes, toutes disciplines confondues, sont les entorses de la cheville. Or, certains écrits suggèrent que le port de chaussures en augmente le risque. Quelques experts, comme Verkhoshansky, soutiennent qu’il réduit la proprioception et la sensibilité tactile, et que c’est ce qui explique, par exemple, que les danseuses classiques préfèrent évoluer pieds nus ou dans des chaussons très fins, pour ne rien perdre de leurs perceptions tactiles au cours de leurs mouvements. Il en va de même des gymnastes. Il a également été évoqué, pour justifier les blessures plus fréquentes des coureurs chaussés, l’augmentation de l’angle de torsion, lors des faux mouvements, consécutif au port de chaussures épaisses, sensées assurer un « amorti » (2). 

 

Pour autant, le port de chaussures confère un indéniable avantage aux coureurs ; certes, la plante résiste bien mieux, au niveau du pied, à l’abrasion et à l’échauffement que sur d’autres parties du corps. En outre, l’habitude de courir pieds nus augmente l’épaisseur de l’épiderme plantaire. Mais il ne s’agit pas pour autant d’espérer transformer nos pieds en sabots ! Des cailloux pointus, des morceaux de verre, des aiguilles abandonnées dans le sable, peuvent occasionner de sévères blessures dont les semelles nous protègent. En outre, la chaleur ou le grand froid agressent les pieds nus, alors que le port de chaussures confortables les met bien à l’abri de ces conditions extrêmes défavorables. L’image d’enfants africains courant pieds nus sur les sentiers caillouteux suscite d’ailleurs immanquablement dans mon esprit le souvenir de la première fois où j’ai mis la plante du pied sur un petit morceau de du verre, et renvoie à de très désagréables moments…

 

L’intérêt des chaussures a également été débattu dans le cadre des blessures chroniques, c’est-à-dire de celles liées au surmenage ou au surentraînement. Les statistiques portent particulièrement sur les tendinites du pied. Relativement à ce problème, la course pieds nus modifie les tensions et le déroulement du pas, et favorise des adaptations posturales bénéfiques. Elle semble donc réduire la survenue des blessures. Cette hypothèse est accréditée par le fait que ce type de blessures chroniques survient plus rarement au sein des populations qui courent pieds nus (1). Certaines pathologies à caractère chronique, comme la périostite ou le syndrome du fauteuil du cinéma, ont été attribuées, quant à elles, à des situations de supination ou pronation excessives ou à la répétition de chocs au niveau des membres inférieurs. Là encore, le port de chaussures de sport n’est pas sans influence ; quand on se déplace pieds nus sur un sol dur, on compense naturellement le manque d’amorti par une pause différente du pied, par flexion plantaire au moment du contact avec le sol (3). Il semblerait également qu’en courant pieds nus on occasionne un travail accru des tissus de soutien, ce qui les renforcerait et diminuerait, au bout du compte, le risque de blessure.

 

A l’appui de ces observations il a été noté que les athlètes portant les modèles vantés compenser la supination ou la pronation excessives se blessaient plus souvent que les autres (4). En fait, il y a déjà près de 20 ans que les spécialistes les plus sérieux considèrent que les chaussures de course sont plutôt des objets de protection (contre des objets blessants), que des outils de correction. Robbins a même soutenu, dans un article paru en 1991, que les chaussures de course empêchent les retours sensoriels tactiles sans limiter l’onde de choc. A l’appui de son discours, notons qu’une étude menée en 1990 a montré que, à une allure de 14 km/heure sur tapis roulant, l’onde de choc était la même chez les porteurs de chaussures et les volontaires testés pieds nus (5). Un autre travail, mené en 1995, a montré que les forces exercées sur la hanche étaient plus faibles chez les coureurs qui évoluaient pieds nus, ce qui évidemment paraît paradoxal. D’autres travaux semblent aller dans le même sens, en défaveur des chaussures. Mais, dans l’esprit des coureurs, la réalité est différente. Ils se croient à l’abri des blessures. Ceci peut les pousser à être moins prudent, en augmentant par exemple le kilométrage hebdomadaire ou en abusant de courses sur surfaces dures, pensant ne rien avoir à en craindre. Au bout du compte, ils pourraient plutôt traumatiser leur organisme. Cela étant, il faut se garder de généraliser hâtivement. Les rares travaux ont eu lieu dans l’atmosphère confiné des laboratoires. Il est évident que des recherches devraient être menées dans le contexte réel, sur les sols effectivement foulés dans la réalité par les coureurs pour en avoir confirmation.


LE COÛT ÉNERGÉTIQUE CHANGE :

 

Le coût énergétique est un important paramètre de la performance. Il correspond, en gros, à l’énergie dépensée dans la conversion de l’énergie chimique (liée aux effets du métabolisme) en énergie mécanique, c’est-à-dire en mouvement. Certains athlètes, notamment ceux nés dans la région du Riff posséderaient un rendement élevé, c’est-à-dire que chez eux la conversion s’effectuerait de manière optimale. Les différences d’un athlète à l’autre peuvent se jouer sur 1 à 2%, ce qui à VO2 Max et qualités aérobies comparables est énorme. On commence seulement à comprendre les facteurs en jeu, tels que l’élasticité musculaire (ou plutôt son contraire, la « raideur »), sans savoir comment elle intervient ni comment la modifier sensiblement par un entraînement approprié (même si on suspecte de plus en plus la « pliométrie » d’y contribuer). D’intéressants travaux ont porté sur un aspect plus particulier de cette question, celui de la contribution des chaussures à l’économie gestuelle. Cette préoccupation se justifie du fait que le poids « mort », surtout s’il est porté à distance du centre de gravité, est l’un des paramètres en jeu. Une étude parue il y a 20 ans (6) a montré que chez le coureur, la consommation d’oxygène, à allure constante, augmente en proportion du poids de l’ensemble chaussures- orthèses. Lorsque celles-ci représentent 1% du poids du corps, le coût en oxygène augmente de 3%. Plus récemment, il a été démontré que lorsqu’on court à 12 km/heure avec des modèles pesant 700 g chacun, on augmentait de 4,7% la consommation d’oxygène. Chez un athlète dotée d’une VMA élevée, cet effet peut se mesurer en secondes au km, et donc par une altération de son niveau de performance maximale théorique. Comment cela s’explique-t-il ? L’hypothèse la plus plausible serait que l’accélération et la décélération de la masse de la chaussure lors de chaque foulée augmenterait la dépense d’énergie. De plus, certains auteurs pensent que la compression des semelles lors du contact du pied sur le sol, surtout si elles sont épaisses, compte aussi beaucoup dans ce surcoût. D’ailleurs, il a été souligné que la consommation d’oxygène pouvait augmenter uniquement par le remplacement d’une semelle standard par une autre plus épaisse (4). De plus récents modèles, élaborés à l’aide de matériaux particuliers, arrivent à absorber davantage d’énergie, de sorte que cela permet de rapprocher le coût énergétique de la course en chaussures de celui mesuré en courant pieds nus. 


COURIR PIEDS NUS, OU, QUAND, POURQUOI…

 

 

 

Renforcer les tendons et les articulations, solliciter ses qualités proprioceptives constituent bien sûr des objectifs intéressants, qui peuvent inciter le coureur et la coureuse à recourir occasionnellement à la pratique de leur activité favorite pieds nus. Cela joue donc, a priori, en faveur de l’introduction de séquences de course pieds nus. Mais pas seulement ; en effet, l’épaississement de la plante et les adaptations positives attendues ne surviennent pas uniquement en réponse à la pratique de la course. Se mouvoir pieds nus chez soi ou sur sa pelouse (si on l’a au préalable tondue et débarrassée des objets contondants), est déjà, en soi, une pratique favorable. Robbins, qui a beaucoup écrit sur le sujet, recommande de se mouvoir ainsi 30 mn quotidiennement. Le passage à la course se fera par exemple à l’occasion des footings de retour au calme, sur la pelouse que jouxte votre piste, ou sur un parcours parfaitement entretenu. L’allure sera d’abord modérée, pour favoriser les adaptations, mais il est possible, d’après certains écrits, d’augmenter progressivement les intensités et les durées au point d’envisager, au bout de quelques mois, de faire des diagonales sur un terrain de foot ou des séances de 30-30 sur pelouse. Enfin, les déplacements pieds nus sur des terrains irréguliers, allées de jardins, gravillons de bords de routes vicinales, comme on le voit faire avec beaucoup d’aisance par de jeunes enfants, vont stimuler de manière très nette les qualités proprioceptives grâce auxquelles, ensuite, on ira joggings aux pieds avec un meilleur feedback. On pourra aussi, comme on le conseille parfois, prévoir des modèles moins épais pour des séances de qualité ou des compétitions courtes, à la fois pour mieux sentir le sol et pour diminuer le coût énergétique. Ceci, bien sûr, à condition de ne pas souffrir d’atteintes ou d’usures articulaires ou tendineuses, notamment au niveau des chevilles. 

 

Mais il est certain que, hormis la manne généreusement distribuée par leurs sponsors, les coureurs de demi-fond de l’élite mondiale ont peut-être moins d’avantages que d’inconvénients à courir avec des modèles à la mode… 

 



BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE :

 

(1) : ROBBINS SE, HANNA AM (1987) : Med.Sci.Sports Exerc., 19 : 148-56.

(2) : ROBBINS SE, WAKED E  (1995): Brit.J.Sports Med., 31 : 299-303.

(3) : FREDERICK EC (1986) : J.Sports Sci., 4 : 169-84.

(4) : ROBBINS SE, WAKED E & Coll (1995) : Brit.J.Sports Med., 29 : 242-7.

(5) : ROBBINS SE, GOUW GJ (1990) : Sports Med., 9 : 76-85.

(6) : BURKETT LN, KOHRT M & Coll (1985) : Med.Sci.Sports Exerc., 17 : 158-63.

 

Denis Riché, pour « Denis Riché Conseil » - 2004.

Photos : MCC


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